Terre humaine de Jean Malaurie: des livres de « résistance »
La collection Terre humaine, créée par Jean Malaurie en 1955 et éditée par Plon, voulait être une "résistance" à l'uniformisation culturelle, une tribune de haute volée toujours incarnée, à la gloire des humbles et des peuples menacés.
« C’est une collection qui sonne le tocsin », disait son créateur à propos de celle-ci, qui comprend de nombreux classiques de l’ethnologie et de l’anthropologie, en commençant par « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss.
Parfois qualifiée de "Pléiade des sans-grade" (en référence à la prestigieuse collection de classiques de Gallimard), elle est dirigée depuis 2021 par l'anthropologue Philippe Charlier, après l'avoir été par l'écrivain Jean-Christophe Rufin.
Cette collection "reste peut-être son plus beau témoignage d'engagement et de vertu", a écrit Philippe Charlier, en rendant hommage sur X à Jean Malaurie.
Elle s'est imposée dans la seconde partie du XXe siècle comme un phénomène d'édition, avec plus d'onze millions d'exemplaires vendus.
Le record des ventes est "Le Cheval d'orgueil" du journaliste Pierre-Jakez Hélias (600.000 exemplaires sans les poches), livre de 1975 adapté au cinéma par Claude Chabrol.
Qu'elle se penche sur la vie d'une paysanne hongroise ou d'un pêcheur normand, d'un Bédouin ou d'un Sioux, d'un braqueur de banques ou d'un prêtre-ouvrier, elle rejette l'ethnocentrisme et milite pour la sauvegarde de toutes les formes de culture populaire.
Ses auteurs disent "je" et livrent leurs réactions personnelles. Ce parti pris non scientifique explique que nombre de ces témoignages s'apparentent à des oeuvres littéraires à part entière.
La série est née de la prise de conscience de Jean Malaurie, témoin en 1951 de l'implantation brutale d'une base nucléaire américaine dans le nord du Groenland. Bouleversé, il veut alerter l'opinion: "Notre Terre est dorénavant sous l'emprise d'une dramaturgie galopante qui la met gravement en péril de n'être plus humaine".
– "Phénomène de globalisation" –
Il lance la collection avec son propre livre "Les Derniers Rois de Thulé", suivi du célébrissime "Tristes tropiques" de Claude Lévi-Strauss.
"Il a demandé à Lévi-Strauss quelque chose que celui-ci n'aurait pas fait personnellement", selon le philosophe Michel Onfray, grand admirateur de Jean Malaurie. "Il a compris, avant beaucoup, qu'il y avait un phénomène de globalisation".
Comme l'a expliqué le biographe Jan Borm, la collection est traversée de plusieurs courants: ethnologique et philosophique (Lévi-Strauss, Jacques Soustelle), littéraire (Victor Segalen), autochtone ("Anta: mémoires d'un Lapon"), cris d'indignation (James Agee, René Dumont, Eduardo Galeano mais aussi Claude Lucas ou Patrick Declerck) et grandes explorations (Wilfred Thesiger).
Malaurie, qui s'impliquait à fond dans la préparation des ouvrages, était le garant de l'étonnante cohérence de la série, alors que ses auteurs n'avaient rien en commun. Avec un regret toutefois: le trop peu de grands livres sur l'URSS et la Chine du XXe siècle.
Il a eu son lot de déceptions: le leader indépendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou fut assassiné en 1989, juste avant d'avoir commencé l'ouvrage commandé.
Malaurie regrettait aussi que l'homme politique Edgar Faure n'ait pas écrit sur l'Assemblée nationale, en le prévenant: "Mais il faudra dire toute la vérité!" À quoi ce vieux routier du Palais-Bourbon a répondu: "Alors, je ne peux pas".
Source: www.linfodurable.fr