Restauration de la biodiversité : comment mesurer le retour écologique ?
Il ne suffit pas d’éviter ou de réduire ses impacts sur labiodiversité : dès lors qu’une activité exerce une pression sur les écosystèmes, se pose aussi la question de la restauration. Ce thème était au cœur du quatrième atelier du groupe de travail consacré à la biodiversité, dont l’introduction a évoqué plusieurs enjeux clés : la place encore limitée du financement privé dans les projets de restauration, l’efficacité réelle des actions menées, ou encore les coûts associés. « En fonction des pays et des écosystèmes, le coût varie entre cinq centimes et quarante euros du mètre carré selon la nature des projets », a indiqué Elouan Heurard, analyste ESG chez Candriam.
Pour éclairer ces enjeux, la société de gestion a cherché à estimer ce que pourrait représenter une « dette biodiversité » à l’échelle d’une entreprise. « Notre idée est de mesurer l’empreinte d’une entreprise et d’évaluer le coût à engager pour restaurer les impacts générés », a expliqué Elouan Heurard. À titre d’exemple, ce dernier a présenté un scénario de restauration des impacts associés à certaines commodités achetées par une entreprise agro-alimentaire (bœuf, soja, huile de palme, chocolat…) en s’appuyant sur les données publiées dans le cadre de la directive européenne sur la déforestation. « En retenant une hypothèse de 5 € par mètre carré restauré, le coût atteindrait entre 7 et 8 milliards d’euros, soit près de 10 % du revenu annuel. »
Au-delà du constat, ces estimations visent à intégrer la dette biodiversité dans les trajectoires d’entreprise et à explorer différents leviers de réduction des risques de transition : restauration des écosystèmes, substitution de commodités, optimisation des procédés… Plus largement, ces données servent aussi à nourrir les dialogues avec les entreprises, à orienter les décisions d’investissement ou à répondre aux exigences de transparence formulées par les clients, a précisé Elouan Heurard.
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Clarifier les concepts
Cette approche appelle à clarifier les concepts mobilisés. Alexandre Rambaud, codirecteur de la chaire Comptabilité écologique (AgroParisTech), a notamment insisté sur la distinction entre réduction d’impact et restauration. "Une dette est liée à un impact déjà produit : l’activité de l’entreprise a entraîné une dégradation, c’est cela qui crée une dette. La restauration est la seule manière de traiter cette dette", a-t-il expliqué. D’où l’importance de différencier les logiques d’évitement, de réduction et de compensation/restauration, qui ne sont ni équivalentes ni interchangeables.
La mesure de la dette écologique mène à une réflexion comptable plus large, selon Alexandre Rambaud : si la création de valeur s’est construite sur la dégradation d’un écosystème, alors cette valeur doit aussi contenir les moyens de le restaurer. "Sinon, on crée de la valeur qui est détachée, décorrélée, de ce qui lui a permis d’exister, et derrière, on fausse la compréhension des rendements", a-t-il poursuivi. Autrement dit, ignorer cette dette revient à comptabiliser des produits sans en enregistrer les charges, ce qui biaise l’évaluation réelle de la performance économique. Cette question de dette renvoie aussi directement aux référentiels utilisés pour l’évaluer, a insisté le chercheur, soulignant l’importance de ne pas se limiter à des repères temporels (année de référence, niveau d’impact antérieur), mais de s’appuyer sur des états écologiques définis scientifiquement, en lien avec les limites planétaires.
Besoin de données
Au-delà des référentiels scientifiques, l’accès à des données fiables reste un enjeu central, notamment pour évaluer la qualité écologique réelle des projets et structurer des stratégies solides. "On a besoin d’avoir accès à une information de qualité de la part des entreprises, pour pouvoir répondre à nos propres exigences de transparence", a rappelé Alix Chosson, analyste ESG chez Candriam. Or la réglementation ne permet pas encore de combler ce fossé. La directive CSRD, récemment modifiée par le paquet « Omnibus« , laisse par exemple aux entreprises le soin de définir ce qu’elles considèrent comme matériel, quitte à éluder des sujets pourtant essentiels.
"La réglementation européenne a été pensée à l’envers. On a structuré les obligations des investisseurs avant même de s’assurer que les entreprises produisent les données nécessaires", a regretté Alexandre Rambaud, soulignant par ailleurs le manque de cohérence entre les principaux textes : "La directive CSRD et la taxonomie verte ne sont pas alignées entre elles, ni connectées aux nomenclatures CEPA d’Eurostat. Et même quand les données existent, elles ne sont pas toujours accompagnées des relais institutionnels nécessaires pour que les entreprises sachent à qui s’adresser ou comment les utiliser. "Souvent, le problème ne tient pas à un manque de données scientifiques, mais à un défaut de coordination organisationnelle et institutionnelle."
Dans ce contexte, plusieurs cadres volontaires apportent des bases structurantes, mais leur adoption reste encore inégale. Le TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures) ou le SBTN (Science Based Targets Network) fournissent des outils méthodologiques et des nomenclatures d’analyse des impacts et des dépendances à la biodiversité. « On attend une convergence entre ces référentiels d’experts et les futures exigences du régulateur, en particulier autour des démarches structurées comme le LEAP Framework, qui pose les bases d’une analyse biodiversité fondée sur la localisation des impacts, les dépendances et la priorisation des actions », a indiqué Alix Chosson. Des initiatives normatives sont également en cours, comme le projet de norme ISO Biodiversité actuellement en discussion.
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Passer de la mesure à l’action
Pour être réellement efficaces, les projets de restauration doivent s’inscrire dans des stratégies durables, fondées sur la science et adaptées aux contextes locaux. C’est la démarche portée par l’ONG Noé, qui opère dans plusieurs pays pour préserver des zones à haute valeur écologique. « Nous intervenons pour préserver des ‘hotspots’ de biodiversité identifiés par des instances internationales », a expliqué Grégoire Even, directeur du développement chez Noé. Cela passe par la mise en œuvre de projets de conservation et de restauration, en lien étroit avec les acteurs locaux, ainsi que par le développement d’alternatives économiques compatibles avec la préservation des écosystèmes, comme des filière d’agro-foresterie. L’approche repose également sur une gouvernance inclusive, mobilisant la société civile et les communautés locales afin d’assurer la pérennité des actions.
"La restauration ne peut réussir sans transformation durable des pratiques", a poursuivi Grégoire Even, qui plaide pour le développement de certificats biodiversité adossés à des projets concrets. Pour éviter les dérives observées sur les marchés carbone, ces certificats doivent reposer sur des référentiels scientifiques robustes, être délivrés par des tiers indépendants, et échapper à toute logique spéculative. « Un certificat biodiversité ne doit pas être vu comme un actif, a confirmé Alexandre Rambaud. Ce n’est pas un produit à titriser, mais un ensemble d’actions concrètes, chacune associée à un coût spécifique et à un certificat de qualité. »
Pour permettre aux projets de restauration de changer d’échelle, Grégoire Even a aussi appelé à mieux répartir les risques entre porteurs de terrain et financeurs, à mobiliser davantage d’investissements ex ante, et à inscrire ces démarches dans des stratégies de long terme, adossées à des systèmes comptables alignés sur les principes de soutenabilité forte. Les intervenants ont aussi souligné l’importance d’ancrer les projets dans les territoires effectivement impactés et de les inscrire dans une gouvernance participative respectueuse des communautés locales, en mobilisant l’ensemble des acteurs, y compris les gouvernements. "Il faut garder la pression et avoir du courage politique pour que la valeur soit bien prise en compte", a insisté Grégoire Even.
Source: www.linfodurable.fr