Réglementation ESG : de la contrainte au levier de transformation stratégique
Alors que la directive CSRD impose un nouveau cadre de transparence extra-financière aux entreprises, elle suscite aussi, chez certaines, une dynamique de transformation stratégique. C’est l’un des constats partagés lors de l’atelier consacré à la gouvernance ESG comme levier de changement. Réunis dans le cadre du groupe de travail Réglementation – La gouvernance ESG comme levier de transformation pour les entreprises, les participants ont partagé leurs retours d’expérience et exploré les conditions permettant à la gouvernance ESG d’initier une transformation durable.
Certaines entreprises s’étaient déjà engagées dans des réflexions stratégiques autour de leur modèle économique et de leur impact. Pour elles, la CSRD ne fait que formaliser des démarches déjà initiées. Il s’agit souvent d’acteurs avec une vision de long terme, notamment des ETI ou groupes familiaux, pour qui la priorité est de renforcer la résilience de l’entreprise. « On raisonne davantage en termes de risques et de robustesse de l’entreprise, en cherchant surtout à saisir des opportunités financières et à se prémunir des risques, plutôt qu’en visant uniquement à réduire les impacts négatifs », a observé Cindy David, Senior Manager en conseil en sustainability et performance durable chez I Care by BearingPoint.
À lire : Mise en conformité ESG : une opportunité pour transformer les modèles d’affaires
Table des matières
De la conformité réglementaire à la réflexion stratégique
Pour beaucoup d’autres entreprises en revanche, la réglementation a joué un rôle de déclencheur. "La CSRD a poussé de nombreuses entreprises à clarifier ce qui est matériel pour elles, entraînant des discussions stratégiques et le déblocage de budgets qui n’auraient pas eu lieu autrement", a affirmé Jérémie Joos, associé ESG chez KPMG. "Elle a déclenché le besoin, à partir du moment où un enjeu est jugé matériel, d’être clair sur ses objectifs, sa stratégie et les moyens mis en face."
Même lorsque la CSRD agit comme un catalyseur, c’est souvent en révélant des risques qu’elle initie une dynamique de transformation. « Elle n’a pas non plus un effet magique sur les évolutions de stratégie », a-t-il tempéré. « Les entreprises qui s’engagent le font souvent parce qu’elles sont confrontées à des risques ou à des événements qui les poussent à raisonner en termes de résilience et d’impact. » L’arrivée d’un investisseur qui interroge la stratégie de durabilité de l’entreprise ou la pression croissante de certains clients par exemple peuvent accélérer le mouvement. « Quand des donneurs d’ordre exigent de leurs fournisseurs des engagements pour atteindre leurs propres objectifs ESG, cela rejaillit sur toute la chaîne de valeur », a illustré Jérémie Joos.
Avant l’introduction de la CSRD, les démarches de structuration d’une politique RSE étaient principalement volontaires. Certaines optaient pour des labels (B Corp, LUCIE, « Engagé RSE »), quand d’autres adoptaient une raison d’être ou devenaient société à mission. D’autres encore structuraient leur propre politique RSE à partir d’une analyse de double matérialité et d’un dialogue avec les parties prenantes, a rappelé Martin Richer, Dirigeant fondateur de Management & RSE et directeur de l’executive master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po. La directive a changé la donne en imposant ce qui relevait jusque-là d’un choix stratégique : elle généralise l’exercice de structuration et pousse toutes les entreprises concernées à clarifier ce qui est matériel pour elles.
"C’est en ce sens que la CSRD a été très utile : elle a permis à de nombreuses entreprises de découvrir les vertus d’une réflexion stratégique croisée avec la durabilité, un exercice auquel elles ne s’étaient jamais vraiment essayées", a poursuivi Martin Richer. "Et ça a effectivement bien fonctionné. La CSRD a suscité de nombreuses discussions, notamment autour de la notion de performance globale, et elle a permis de sortir du déclaratif pour formuler de véritables trajectoires et objectifs. Pour les entreprises qui s’en saisissent, cela devient un levier de transformation. »
La traçabilité devient un argument différenciateur auprès de consommateurs soucieux de transparence sur l’origine des produits."
"Rentabiliser la mise en conformité"
"La CSRD a permis d’embarquer un certain nombre d’entreprises sur des sujets qui n’avaient jamais été traités. Elle a vraiment permis de ratisser large", a confirmé Delphine Gibassier, experte en comptabilité durable et reporting extra-financier chez Dix Septembre. Cette dynamique s’est également ressentie en interne : "Le phénomène est assez massif. Peu d’entreprises concernées par la CSRD n’ont pas intégré au moins une personne en charge de la RSE au sein de leurs équipes financières."
Au-delà de la gestion des risques — meilleure visibilité sur la chaîne d’approvisionnement, anticipation des aléas géopolitiques ou climatiques, diversification des sources… —, la mise en conformité peut aussi ouvrir la voie à des opportunités stratégiques. Vincent Canu, responsable France chez osapiens, a cité le règlement européen sur la déforestation importée, qui impose aux entreprises de tracer certaines commodités (café, cacao, soja, bois…) jusqu’à leur lieu de production pour garantir leur conformité légale et l’absence de déforestation. « La traçabilité devient un argument différenciateur auprès de consommateurs soucieux de transparence sur l’origine des produits », a-t-il expliqué. En mobilisant des données jusque-là peu exploitées, les entreprises peuvent structurer une offre à plus forte valeur ajoutée. « C’est un moyen de rentabiliser la mise en conformité. »
Parmi les apports de la CSRD, la structuration de la double matérialité s’impose comme un levier particulièrement puissant. « C’est un outil fondamental pour la stratégie, pas seulement pour le reporting : il permet de transformer les modèles d’affaires et d’impliquer des fonctions au-delà de la RSE, comme le commercial », a souligné Delphine Gibassier. L’exercice demande cependant du temps, des données, et l’implication de l’ensemble de la chaîne de valeur, sachant qu’un manque de données n’exclut pas la matérialité d’un sujet.
Impliquer toutes les parties prenantes
Cela suppose aussi d’embarquer le board et le Comex. "Il y a parfois, chez certains dirigeants, l’idée que la RSE relève de l’émotion ou de l’activisme. Il faut arriver avec des faits, de la science, et oser s’opposer aux idées reçues", a insisté Jérémie Joos. Un propos d’autant plus pertinent dans un contexte de polarisation croissante, notamment aux États-Unis, où l’administration Trump alimente un discours anti-ESG.
Cette transformation ne concerne pas uniquement les départements RSE. Pour faire émerger des offres durables alignées avec les attentes – parfois contradictoires – des consommateurs, toutes les fonctions doivent être mobilisées : marketing, commercial, innovation ou encore R&D, ont rappelé les intervenants. « Il y a un vrai enjeu de récit : montrer qu’un produit plus durable peut aussi être plus désirable, plus performant, plus efficace », a observé Jérémie Joos. Dans un contexte d’inflation, où le prix reste un critère clé, il s’agit aussi d’aider les consommateurs à mieux percevoir les bénéfices durables, notamment économiques, sur le long terme.
"C’est là où le législateur a un rôle clé à jouer, en mettant tout le monde sur un pied d’égalité via la réglementation", a poursuivi Vincent Canu. Il a insisté sur la nécessité de ne pas pénaliser ceux qui font le choix du durable, et d’intégrer les enjeux de durabilité dès la conception des produits, dans les phases de communication, ou encore via des dispositifs comme le bonus-malus ou la fiscalité incitative.
La réglementation est d’autant plus essentielle que, dans certains cas, les entreprises n’ont pas d’intérêt immédiat à s’améliorer. Sur le climat par exemple, Martin Richer a évoqué la « tragédie des horizons », théorisée par Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, c’est-à-dire le décalage entre l’horizon temporel des décideurs économiques ou politiques et celui des impacts climatiques, qui affaiblit leur incitation à agir. « Un CEO peut orienter la stratégie de son entreprise sans jamais en voir les conséquences, faute d’un mandat suffisamment long », a-t-il regretté. Il a également mentionné la théorie économique du « passager clandestin », qui désigne le comportement des acteurs profitant des efforts des autres sans contribuer eux-mêmes. « La pollution n’a pas de frontière. Pourquoi investir massivement pour décarboner si mon voisin ne le fait pas ? »
Autant de logiques qui justifient la mise en place de contraintes, mais aussi d’autres leviers d’action, a poursuivi Martin Richer, avant d’illustrer : "La politique publique la plus efficace de ces dernières décennies en France est probablement celle de la sécurité routière. Elle a reposé sur un mix entre incitation, contrainte et pédagogie."
À lire : "Sans gouvernance ESG, les entreprises pourront difficilement s’adapter"
Le défi des données
Encore faut-il être en mesure d’évaluer concrètement les effets de ces transformations. La CSRD le demande explicitement, notamment via l’ESRS E1, qui impose aux entreprises d’anticiper les impacts financiers potentiels liés au climat. Il s’agit d’identifier les risques physiques (comme les catastrophes naturelles) et les risques de transition (réglementations, évolution des comportements), puis de modéliser leurs effets sur les revenus et les coûts.
Mais disposer des données nécessaires reste un défi, en particulier au-delà des enjeux climatiques. « Dès qu’on sort du carbone, les données sont plus rares, moins accessibles, ou peu structurées », a regretté Delphine Gibassier. Certaines filières développent des analyses de double matérialité sectorielle. « Ce type d’initiatives, même si elles restent à un niveau macro, permet aux entreprises qui n’ont pas les moyens de réaliser ces travaux seules d’avancer. »
L’accès à une information de qualité reste ainsi un enjeu central pour repenser les modèles d’affaires. "On manque de données – et dans le même temps, on n’organise pas suffisamment leur structuration", a ajouté Delphine Gibassier, qui plaide pour la "création d’une base publique, standardisée et accessible."
Le besoin en données varie néanmoins selon le niveau de transformation visé, selon Cindy David : "Il y a deux étapes dans la transformation des modèles d’affaires. La première consiste à réduire les impacts sans changer le cœur du modèle. On optimise les process, on baisse les consommations… Mais pour atteindre le net zero ou repenser ses effets sur la nature, il faut aller plus loin. Cela suppose de questionner son offre, d’accepter parfois de vendre moins, mais mieux… C’est à ce moment-là qu’on bascule véritablement dans une transformation du modèle d’affaires. Dans la première phase, on a besoin de données pour optimiser ; mais sur la deuxième, on ne transforme plus les process, on transforme le cœur du modèle. Et là, ce qu’on va chercher, ce n’est plus à se couvrir contre des risques, mais à saisir des opportunités."
Repenser les modèles d’affaires demande un engagement fort de la gouvernance, mais aussi du temps et de la stabilité managériale."
Mais dans cette deuxième phase, il ne s’agit plus seulement de collecter des indicateurs. "On entre dans une autre logique : celle des simulations, des études de marché, des projections… Il faut tester une idée, modéliser une activité, en évaluer le potentiel stratégique et économique", a complété Cindy David. "Ce travail repose en grande partie sur des hypothèses, car il n’y a pas toujours de données fiables."
Dans cette deuxième phase de transformation, ce ne sont plus seulement les fonctions opérationnelles qui doivent être mobilisées, mais aussi la direction stratégique. "Repenser les modèles d’affaires demande un engagement fort de la gouvernance, mais aussi du temps et de la stabilité managériale", a souligné Cindy David, qui insiste sur l’importance d’un cadre de gouvernance solide, reposant sur des administrateurs indépendants, des actionnaires stables alignés sur le long terme, et sur la capacité des collaborateurs à faire remonter les signaux faibles du terrain.
Transformer un modèle suppose aussi d’embarquer son écosystème. Certaines entreprises explorent pour cela des mécanismes d’incitation croisée dans leur chaîne de valeur. "Par exemple, l’un de nos clients a créé un fonds interne pour soutenir des projets de R&D à faible impact environnemental et compenser les surcoûts de ses fournisseurs", a illustré Jérémie Joos. Une évolution qui met en lumière la nécessité d’une coopération à tous les niveaux pour transformer les modèles d’affaires de manière durable.
Source: www.linfodurable.fr