Régénération urbaine : à Villeurbanne, un modèle de reconversion de friche industrielle
Répondre à la demande croissante de logements en milieu urbain tout en renforçant leur attractivité économique, en réduisant leur empreinte carbone et en améliorant leur résilience face aux crises : les villes européennes font face à une équation complexe, dont les réponses varient selon les contextes. Parmi elles, la régénération urbaine apparaît comme une solution efficace. Transformer des terrains et bâtiments obsolètes en quartiers dynamiques et durables permet non seulement d’optimiser l’espace disponible, mais aussi d’adapter la ville aux enjeux contemporains. Réunis le 12 février, des experts ont échangé sur les défis, les leviers et les opportunités liés à cette démarche.
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L’atelier a débuté par une présentation de Ginkgo, spécialisé dans l’investissement pour la régénération urbaine. « Le constat est assez simple, observe Nicolas Menu, directeur d’investissement chez Ginkgo Advisor : la pression foncière ne cesse d’augmenter dans les grandes villes européennes, avec un enjeu environnemental majeur : limiter l’artificialisation des sols. » Pourtant, de nombreux fonciers inexploités subsistent en cœur de ville, en particulier des friches industrielles. « L’objectif était de créer des véhicules d’investissement capables d’accompagner la transformation de ces sites ».
Malgré leur potentiel, ces espaces restent souvent délaissés principalement pour deux raisons. D’une part, un manque de financements : "Ni les collectivités, ni les entreprises ne disposent des capitaux nécessaires pour engager leur réhabilitation", précise Nicolas Menu. D’autre part, des risques techniques : "Ces sites présentent des passifs environnementaux trop lourds pour les acteurs traditionnels. C’est précisément l’une des expertises de Ginkgo : nos équipes, composées d’ingénieurs et d’universitaires spécialisés dans la pollution des sols et d’experts en aménagement immobilier, nous permettent d’assumer ce risque. »
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Présentation du projet de Villeurbanne
Pour illustrer ces enjeux, les intervenants ont pris l’exemple de la friche industrielleACI Villeurbanne, anciennement occupée par une usine Renault et située entre les Gratte-Ciel et le campus de La Doua. Fermé en 2019 après le transfert de l’activité à Meyzieu, le site a été racheté en 2021 par BNP Paribas et Ginkgo pour lui donner une nouvelle vie. « Cet espace de cinq hectares, en plein cœur de Villeurbanne, était historiquement dédié à la production de châssis automobiles. En 2026, il accueillera un nouveau quartier mixte comprenant plus de 300 logements, des locaux d’activités ou encore une crèche », explique Nicolas Menu. La transformation inclura aussi un parc de deux hectares et un arrêt de la future ligne de tramway T6, en lien avec la volonté municipale de renforcer les espaces verts et les infrastructures de transport.
Le projet avait été anticipé dès 2021. La Métropole de Lyon et la Ville de Villeurbanne ont travaillé avec Renault pour préparer la reconversion du site, avant que le groupe automobile ne sélectionne un opérateur chargé du projet immobilier, incluant la cessation d’activité, la démolition et la dépollution. Le groupement BNP Paribas-Ginkgo a été retenu et s’est substitué à Renault en tant que tiers demandeur, assumant ainsi le risque environnemental. « Sans cette procédure, Renault aurait conservé cette responsabilité, y compris en cas de découverte de pollution dans plusieurs décennies », poursuit Nicolas Menu. Cette substitution a permis de sécuriser l’opération et de garantir sa viabilité sur le long terme.
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Traction politique
La sélection de Ginkgo ne reposait pas uniquement sur son expertise en dépollution. Pour l’étude des dossiers, une attention particulière a été portée à l’insertion du projet dans son environnement urbain, à la préservation et à la mise en valeur du patrimoine industriel, à la conception des logements, ou encore à la mise en place d’une stratégie d’urbanisme transitoire. « La ville souhaitait organiser une occupation temporaire, et nous avions déjà l’expérience de ce type de démarches, indique Laura Nolier, directrice ESG et Impact chez Ginkgo Advisor. Une enveloppe de 500 000 euros a été dédiée pour remettre les bâtiments en état, accueillir des associations et financer un poste d’animation à plein temps pendant deux ans. »
Le projet de Villeurbanne a bénéficié d’une forte traction politique, notamment grâce au parc et au tramway. "Cet alignement d’intérêts entre les différentes parties prenantes publiques et privées a permis d’accélérer le calendrier", explique Nicolas Menu. Ainsi, les travaux de démolition, désamiantage, déplombage et dépollution ont été bouclés en seulement 13 mois. Il y avait aussi une volonté de la ville de maîtriser les prix et les loyers. "Beaucoup de discussions avaient déjà eu lieu en amont et nous savions dès le départ qu’il s’agissait d’une opération emblématique pour Villeurbanne et la Métropole de Lyon", rappelle Laura Nolier. L’adaptation du Plan local d’urbanisme (PLU) avait déjà été engagée lors de l’appel d’offres, tout comme la définition d’une Orientation d’aménagement et de programmation (OAP) spécifique.
Dialogue multi-parties
Les projets de transformation urbaine sont des équations à multiples variables, qui nécessitent un dialogue constant avec une diversité d’acteurs dont les vendeurs, mais aussi les pouvoirs publics. « Nos fonds d’investissement s’inscrivent dans des horizons de 8 à 10 ans, alors que les mandats politiques sont en général de 5 ans », analyse Nicolas Menu. Ce décalage entre la vision de long terme nécessaire pour construire la ville de demain et le rythme électoral peut ralentir voire stopper certains projets. « La qualité du dialogue avec les élus est donc essentielle ».
Mais l’adhésion ne passe pas uniquement par les institutions : l'acceptabilité sociale des projets est un autre enjeu. « En fonction des géographies, notamment dans le nord de l’Europe, on sent de plus en plus d’hésitations sur la construction », constate Nicolas Menu. Les riverains n’accueillent plus systématiquement les nouveaux projets d’un bon œil, ce qui peut impacter la posture des élus. Dans ce contexte, il est essentiel d’intégrer les habitants en amont pour favoriser l’adhésion et anticiper les besoins. À Villeurbanne, la municipalité a ainsi organisé une concertation dès la phase de diagnostic, avec des ateliers participatifs et un comité de pilotage chargé de suivre les grandes étapes du projet.
"Construire un récit"
Pour convaincre les élus, il est essentiel de construire un récit, ont insisté les intervenants. "Lorsqu’on leur demande ce qu’ils veulent faire d’un site, ils n’ont pas toujours de réponse sur ces sites délaissés. Il nous semble important d’apporter une vision, une conviction, en s’appuyant sur l’histoire, l’environnement et les habitants des sites", constate Nicolas Menu. Dans un contexte où les collectivités doivent limiter l’artificialisation des sols et mieux valoriser l’existant, il s’agit de mettre en avant le potentiel de ces projets.
"On entend beaucoup l'ambition de (re)construire la ville sur la ville. Dans cet objectif, la question n’est pas tant une question de convaincre des élus déjà majoritairement engagés, mais plutôt pour nous, acteurs de la chaîne immobilière, de muter pour répondre à un métier en pleine transformation. Aujourd’hui, l’enjeu est de rénover l’existant et de l’exploiter activement – plutôt que de construire du neuf ou de détenir passivement – afin de créer des lieux vivants », souligne Claire Flurin Bellec, consultante en stratégie immobilière chez Curiosity, co-fondatrice de Co‑Liv et autrice de « Changer l’immobilier : de l’utopie à la réalité », avant d’insister : « Montrer que cela fonctionne est la meilleure manière d’embarquer les élus. Il faut leur prouver la capacité à faire, leur montrer des projets symboliques et réplicables. »
Le succès d’une telle opération repose sur la combinaison du bon partenaire local, du soutien des collectivités et d’une proposition adaptée."
La réussite de ces démarches repose aussi sur le choix des bons partenaires : pouvoirs publics, associations, promoteurs… Il s’agit de construire une vision commune et de garantir l’adhésion, mais aussi d’assurer la pérennité du projet. « Cela devrait être une évidence, mais il faut s’astreindre à créer des lieux utiles et se poser, en amont, la question de qui va les utiliser, puis de qui va les exploiter, insiste Claire Flurin Bellec. L’enjeu financier consiste à assurer la cohérence entre le modèle de développement et la phase d’exploitation, en sécurisant un modèle économique viable, en anticipant les usages à court terme et en intégrant l’adaptabilité dans le bâti et dans les business plans pour répondre aux futurs usages à long terme. »
Assurer la pérennité d’un projet ne se limite donc pas à son lancement : il faut aussi anticiper et s’adapter aux besoins du territoire. « On a besoin d’être souple pour ajuster la programmation en fonction des demandes », observe Nicolas Menu. Travailler sur des friches industrielles de cette ampleur impose d’être agile : l’objectif est de recréer un quartier, mais sa vocation peut évoluer. « L’enjeu est de trouver une nouvelle vie au site, de construire un modèle économique viable pour financer la dépollution et d’éviter que le projet ne retombe en déshérence », analyse-t-il. La programmation doit donc être pensée à l’aune des usages futurs. »Demain, on pense qu’avec ce parc, ce tramway et ce petit cœur de village, ce quartier de Villeurbanne devienne plus attractif », anticipe Laura Nolier.
"Le succès d’une telle opération repose sur la combinaison du bon partenaire local, du soutien des collectivités et d’une proposition adaptée, conclut Nicolas Menu. Même avec des outils solides, des solutions adaptées et des investisseurs qui nous suivent, cela ne suffit pas toujours. Si on n’arrive pas à trouver l'alignement d’intérêts, les projets ne sortent pas".
Embarquer les investisseurs
La pérennité de ces véhicules d’investissement repose aussi sur l’adhésion des investisseurs, notamment des particuliers. « Aujourd’hui, on observe une vraie demande pour des investissements à impact social, et en particulier ceux ancrés dans les territoires », constate Pauline Levillain, experte en finance durable à la MAIF.
Mais pour convaincre les épargnants, l’engagement ne suffit pas. "Même s’ils sont sensibles à ces enjeux, ils cherchent avant tout à faire fructifier leur argent", poursuit-elle. Le fonds combinera donc plusieurs types d’actifs pour concilier impact social et rentabilité : logement intermédiaire avec loyers modérés, co-living, habitat inclusif, logements participatifs et écologiques, ainsi que des résidences pour seniors. "L’idée est d’accompagner l’évolution des modes d’habitat et de proposer des solutions adaptées aux enjeux sociaux contemporains".
Du côté des institutionnels, la logique d’investissement peut varier. "Si un actif est entièrement sécurisé avec un exploitant en place, nous pouvons accepter des rendements légèrement inférieurs, explique Benjamin Kérignard, directeur d’investissements à la Banque des Territoires. Par ailleurs, la preuve d’un impact tangible peut aussi justifier un rendement moindre."
"La question n’est plus ‘Peut-on créer un véhicule financier dédié aux projets à forte valeur sociale ?’, mais plutôt : ‘Quels mécanismes et outils innovants pouvons-nous mettre en œuvre pour financer activement la régénération urbaine tout en garantissant un rendement satisfaisant ?’" souligne Claire Flurin Bellec. Aujourd’hui, ces fonds associent généralement différents types d’actifs, certains plus rentables venant équilibrer ceux à plus forte vocation sociale.
À l’échelle des projets eux-mêmes, impact et rentabilité ne sont pas nécessairement incompatibles, rappelle Nicolas Menu : "Tout repose sur un équilibre entre coût d’acquisition, niveaux de loyers et diversification des usages."
Un modèle transposable aux territoires ?
Des questionnements ont aussi porté sur la réplicabilité de tels projets dans des villes moyennes et des territoires aujourd’hui délaissés. "Dans un contexte de sobriété foncière, la redynamisation est un enjeu stratégique, qui pousse à réfléchir à la manière d’adresser l’ensemble des territoires », insiste Benjamin Kérignard, directeur d’investissements à la Banque des Territoires. Selon le contexte, les leviers d’action diffèrent : la réhabilitation des friches urbaines ne répond pas aux mêmes logiques que la transformation des entrées de ville ou la reconversion de fonciers industriels obsolètes.
"C’est aussi ça, la régénération urbaine : anticiper les mutations et éviter la constitution de nouvelles friches, notamment en sanctuarisant certains fonciers pour y maintenir une activité économique", explique-t-il. L’enjeu est donc d’identifier des modèles adaptés à chaque contexte. À cela s’ajoute une contrainte forte sur l’étalement urbain. "L’impact est encore plus marqué dans les villes moyennes, où l’étalement urbain reste important, contrairement aux grandes métropoles où le manque de foncier impose de reconstruire la ville sur elle-même", souligne Laura Nolier. L’enjeu est donc de repenser le développement en évitant cette expansion incontrôlée, tout en créant des modèles économiques viables.
Sur les territoires ruraux et industriels, les enjeux de régénération urbaine diffèrent. "Dans le département de la Moselle, par exemple, d’importantes friches industrielles attendent une reconversion, qui repose moins sur le développement urbain que sur la création de nouvelles infrastructures, notamment énergétiques", explique Nicolas Menu.
Au-delà de l’exemple de Villeurbanne, ces initiatives illustrent comment la régénération urbaine peut participer à répondre aux défis environnementaux et économiques des villes européennes. Mais leur succès repose sur un alignement d’intérêts entre investisseurs, collectivités et citoyens. Embarquer les élus, structurer des modèles d’investissement durables et assurer l’acceptabilité sociale sont autant de leviers essentiels pour faire de ces projets des réussites réplicables à grande échelle.
Source: www.linfodurable.fr