« Il ne faut ni diaboliser la transition, ni l’enchanter »
En 2018, l’annonce de l’augmentation de la taxe carbone, et par conséquent du prix des carburants à la pompe, avait provoqué une vague de colère en France. Né en opposition à cette mesure présentée comme écologique par le gouvernement, le mouvement des "gilets jaunes" avait alors mis en lumière la nécessité d’une "transition juste » pour tous et toutes. Mais que recouvre cette notion ? Quels défis reste-t-il à relever afin que la transition soit aujourd’hui perçue comme « juste » ? Entretien croisé avec Amandine Richaud-Crambes, ingénieure en environnement et urbaniste designer, et Solange Martin sociologue à l’ADEME, également auteure d’un avis sur la transition juste, publié en avril dernier.
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Depuis quand parle-t-on de "transition juste" ?
Solange Martin : L’expression est utilisée pour le première fois en 1993 par Tony Mazzocchi, président des syndicats des industries et de la chimie aux Etats-Unis. A cette époque, il appelle à la mise en place d’un fonds spécial pour accompagner les pertes d’emploi liées aux régulations environnementales.
Quel sens revêt aujourd’hui ce terme ?
Solange Martin : Au-delà d’accompagner les « perdants » de la transition du « brun » au « vert » (c’est-à-dire d’un modèle économique reposant sur les énergies fossiles à un modèle qui intègre des objectifs de transition écologique), il y a aujourd’hui la volonté de maximiser les gagnants mais aussi de prendre en compte les différences de vulnérabilités au sein de la société et l’économie tout entière, et ce de la façon la plus démocratique possible, c’est-à-dire en incluant l’ensemble des parties prenantes à tous les échelons territoriaux.
Amandine Richaud-Crambes : Cela implique de mesurer les impacts directs mais aussi indirects qui accroissent les inégalités. Malheureusement, cette démarche n’est pas encore systématique. Si l’on prend l’exemple des ZFE (Zone à faibles émissions), qui limitent la circulation des voitures les plus polluantes dans un périmètre défini, certaines personnes résidant dans les zones les plus éloignées et souvent les plus populaires, se trouvent notamment en difficulté pour accéder à leur lieu de travail car elles n’ont pas forcément les ressources nécessaires pour changer leur véhicule par un classé Crit’air 1 (considéré comme moins polluant).
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Le concept de transition juste soulève la question de la répartition des efforts. Selon une étude Toluna Harris Interactive pour l’ADEME, les Français et Françaises considèrent de plus en plus que, pour être juste, la "transition doit reposer sur les ménages et les entreprises les plus riches, sans oublier de mettre aussi les plus pollueurs à contribution". Qu'est-ce que cela révèle ?
Amandine Richaud-Crambes : Bon nombre de Français et Françaises estime qu’il y a aujourd’hui une différence de traitement entre les plus riches, qui se déplacent en jets et polluent sans forcément être réprimés par les pouvoirs publics dans leurs discours, et les publics les plus précaires à qui l’on demande de trier les déchets, d’acheter écoresponsable, de ne plus prendre la voiture, de faire des économies d’énergie…Ces injonctions sont difficiles à accepter par des populations vulnérables qui font déjà face à la hausse du prix de l’énergie et sont confrontées à des problèmes pour isoler leur logement. On ne peut pas leur demander d’être encore plus sobre énergétiquement.
Solange Martin : Au-delà de ce sentiment d’injustice, il y a une demande pour que les efforts soient proportionnés auxcapacités d’agir. Or, si on demande à la transition de n’avoir que des co-bénéfices pour tout le monde et tout le temps, on la condamne.
La transition demandera des efforts à certains endroits, à certains moments, à certaines catégories de personnes en fonction de leurs capacités financières. Pour qu'elle puisse advenir, elle doit s’appuyer sur des politiques spécifiques."
Dans le cas des ZFE, il faut par exemple impulser des programmes dédiés pour aider les populations les plus vulnérables à changer de véhicule. Le développement d’alternatives en matière de transports en commun peut également être une solution.
Amandine Richaud-Crambes : Il faudrait aussi faire émerger davantage de « role models« , c’est-à-dire d’exemples inspirants qui sortent des représentations classiques de l’homme blanc « cis » (un terme pour qualifier les personnes dont l’identité de genre – masculin ou féminin, correspond au sexe assigné à la naissance). Cela peut être des personnalités connues issues du monde sportif, du cinéma ou encore de la politique, des femmes, des personnes racisées ou des transfuges de classe, qui ont adopté de nouvelles pratiques.
La transition apparaît également, pour certains, comme une menace vis-à-vis de l’emploi. Est-ce justifié ?
Solange Martin : Contrairement à ce que l’on peut croire, les emplois détruits à cause de la transition restent relativement marginaux. A titre indicatif, en 2021, la CFDT, avec la Fondation pour la Nature et l’Homme, avait montré que la transition écologique pourrait engendrer la perte de 10 000 emplois dans la filière moteur de l’industrie automobile, tandis que la désindustrialisation avait provoqué la disparition de 100 000 postes dans la décennie précédente.
Cela montre bien qu’il ne faut ni diaboliser la transition, ni l’enchanter. Ce n’est pas elle qui va permettre d’éponger le chômage actuel et futur, d’absorber les bouleversements dus à l’IA ou la désindustrialisation si elle se poursuit."
En revanche, une transition juste peut permettre d’accompagner les pertes d’emplois. Plusieurs instruments œuvrent aujourd’hui dans ce sens, à l’image du mécanisme européen de Transition juste qui comprend un fonds dédié au financement des plans de reconversion et de décarbonation de l’industrie. Le fonds social pour le climat, établi pour la période 2026-2032, vise, lui, à prendre en compte la vulnérabilité des ménages et des entreprises avant l’élargissement du marché des quotas carbone au secteur du bâtiment et des transports en 2027.
Au-delà des inégalités d’ordre socio-économique, la transition peut être source de discriminations pour les femmes…
Amandine Richaud-Crambes : Parce qu’elles sont plus précaires que les hommes, les femmes sont aujourd’hui plus impactées par le réchauffement climatique et ses effets négatifs. Elles sont aussi davantage sujettes à l’éco-anxiété – 86 % se disent inquiètes de l’état de la planète. L’idée ici n’est pas de les victimiser. Au contraire, les femmes sont aujourd’hui au front pour mettre en place les écogestes, notamment au sein du foyer dont elles ont la charge. Cela est paradoxal. Ce sont elles qui prennent les décisions du quotidien tout en étant exclues des décisions de grandes ampleurs qui peuvent faire changer les choses à d’autres échelles.
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En partenariat avec l’ADEME
Source: www.linfodurable.fr