Gestion durable des ressources naturelles : comment les entreprises évaluent-elles leur dépendance et leur impact ?
Le premier atelier du groupe de travail “La gestion durable des ressources naturelles, humaines et financières comme socle d’une transition juste et responsable” s’est tenu le 30 janvier en présence de plusieurs experts. L’objectif : explorer comment les entreprises peuvent mieux évaluer à la fois leur impact et leur dépendance aux ressources naturelles. La discussion s’est d’abord concentrée sur une question centrale : comment évaluer ces enjeux de façon concrète ? La gestion de l’eau, en particulier dans le secteur agricole, a servi d’exemple pour illustrer cette problématique.
« Aujourd’hui, les entreprises du secteur agricole s’y prennent relativement mal, car elles mesurent uniquement la quantité d’eau consommée et rejetée, sans réellement prendre en compte la dimension qualitative, a commencé par souligner Simon Bestel,ingénieur agronome et co-fondateur de FEVE (Fermes En ViE). La pollution diffuse de l’eau, notamment par infiltration dans les sols ou ruissellement vers les rivières, est évaluée de manière très indirecte. Il faudrait développer des mesures in situ, plus dynamiques, pour mieux appréhender ces pollutions. »
Pour FEVE, qui accompagne la transition agroécologique, cette problématique est centrale pour comparer l’impact d’une production conventionnelle à celui de pratiques moins consommatrices d’intrants. « Si nous pouvons démontrer que des méthodes plus durables améliorent directement la qualité des eaux, nous pourrons mieux valoriser le travail des agriculteurs inscrits dans cette démarche », a-t-il ajouté.
Les entreprises doivent également être attentives à l’impact de leur implantation sur les ressources, notamment lorsqu’elles occupent des zones humides. « Ces milieux jouent un rôle clé dans le stockage de l’eau, la prévention des crues, la biodiversité ou encore le stockage du carbone », a rappelé Guillaume Sainteny, président de Plan Bleu, et expert des politiques environnementales et du développement durable. Pourtant, ils ont été massivement asséchés dans le monde et en France depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment pour l’urbanisation et la mise en culture. « Chaque entreprise possédant du foncier en zone humide devrait mettre en place une politique de préservation, voire de gestion et d’amélioration de ces espaces », a-t-il recommandé. Mais même lorsque ces milieux bénéficient d’un statut de protection, cela n’empêche pas toujours l’agriculture intensive, comme on l’observe dans le Marais poitevin ou en Camargue.
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Dépendance à l’eau
Au-delà des enjeux liés à l’implantation, la dépendance des entreprises à la ressource en eau devient un défi croissant sous l’effet du changement climatique. « La France reste un pays bien irrigué, avec de grands fleuves et un climat tempéré, mais plusieurs facteurs viennent perturber cet équilibre », a prévenu Guillaume Sainteny. D’une part, le régime des pluies évolue : les hivers sont plus humides et les étés plus secs, ce qui accentue les tensions sur la ressource en période critique. D’autre part, la « disparition progressive des glaciers et des neiges de montagne prive le pays d’un stockage naturel en hiver », ce qui aggrave l’étiage des cours d’eau en été, a complété Simon Bestel.
Parallèlement, les pratiques agricoles ont considérablement évolué. « L’extension de la culture du maïs depuis les années 1970 a contribué à accroître la consommation d’eau, notamment dans des régions où les conditions naturelles ne sont pas adaptées », a expliqué Guillaume Sainteny. Contrairement au Bassin aquitain, où chaleur et humidité favorisent naturellement cette culture très consommatrice d’eau, son développement dans certaines zones a nécessité un recours massif à l’irrigation, à une période de l’année où l’eau est déjà rare. « Par ailleurs, le maïs est une culture extrêmement néfaste pour la biodiversité : il s’agit d’une monoculture de grande ampleur, qui crée un véritable désert biologique ».
Si l’on veut réduire significativement l’empreinte de l’agriculture, qu’il s’agisse de l’eau, de la biodiversité ou de la qualité des sols, il faut mobiliser l’ensemble de la filière : producteurs, groupes agroalimentaires, ou encore coopératives."
Changement de culture(s)
Pourquoi ne pas remplacer ces cultures par des alternatives moins consommatrices en eau, à l’image du sorgho, largement cultivé en Afrique ?"Parce que changer une culture, c’est repenser toute une filière, en amont et en aval », a rappelé Simon Bestel. Modifier les pratiques agricoles ne se fait pas à la marge : les transformations sont profondes, coûteuses et progressives. « Si l’on veut réduire significativement l’empreinte de l’agriculture, qu’il s’agisse de l’eau, de la biodiversité ou de la qualité des sols, il faut mobiliser l’ensemble de la filière : producteurs, groupes agroalimentaires, ou encore coopératives », a-t-il ajouté.
Dans ce contexte, le renouvellement des pratiques peut aussi passer par le renouvellement des générations, explique le co-fondateur de FEVE, qui accompagne en particulier de jeunes agriculteurs. « Lorsque nous installons un nouvel exploitant, nous avons davantage de marge pour repenser les cultures et tester de nouveaux modèles (…) Ces changements nécessitent beaucoup d’anticipation et donc des données fiables pour permettre aux agriculteurs de se projeter. »
Identifier les bons indicateurs
Pour les entreprises, définir des indicateurs pertinents pour évaluer leur dépendance aux ressources naturelles et leur impact environnemental est un enjeu important. C’est l’objectif d’ENCORE, un outil développé par Global Canopy, qui permet aux entreprises – et en particulier aux institutions financières – d’identifier les secteurs et activités économiques les plus exposés aux risques liés à la nature. « ENCORE a été conçu comme une première étape pour aider les entreprises à comprendre où concentrer leur analyse et quelles activités prioriser », a précisé Fiona Pedeboy, chercheuse associée au sein de l’équipe Finances liées à la nature de Global Canopy. L’outil, recommandé par la TNFD, propose une cartographie sectorielle de la matérialité des dépendances et impacts associés à la nature tels que l’usage des terres, la consommation en eau ou encore la présence d’espèces invasives.
Pour autant, l’accès à la donnée reste un obstacle majeur, notamment dans le secteur agricole. « Si nous pouvions croiser les données à l’échelle des bassins hydrographiques et des exploitations, nous aurions une lecture plus fine des impacts en cours et des leviers d’amélioration », a observé Simon Bestel. Mais ces données, si elles existent, sont souvent difficiles d’accès et complexes à exploiter : « La méthode IDEA4, développée par l’INRAE, permet d’évaluer la durabilité des exploitations, mais comme beaucoup d’outils de recherche, elle reste lourde à mettre en œuvre, avec une grande quantité de données à collecter et analyser ».
L’essor de l’intelligence artificielle pourrait faciliter le traitement et l’exploitation de ces données. « En agrégeant automatiquement les informations issues des exploitations ou des fournisseurs de matériel, nous pourrions obtenir une vision synthétique à l’échelle de chaque exploitation », a indiqué Simon Bestel. L’imagerie satellite et les drones offrent également des perspectives prometteuses, notamment pour analyser l’état des cultures, la qualité des sols ou encore anticiper certaines problématiques comme les maladies.
Quels leviers pour accélérer la transformation ?
Le "signal prix" a été identifié par les intervenants comme un levier important pour inciter les entreprises à mieux gérer l’eau, alors qu’en France, cette ressource reste encore peu coûteuse, notamment pour l’agriculture. Guillaume Sainteny a cité l’exemple d’Israël, où une réforme de la politique de l’eau a entraîné une hausse des prix pour l’ensemble des usagers. « Résultat : tout le monde s’est mis à réparer les fuites, et des start-up spécialisées dans le smart metering—la mesure et la détection des fuites d’eau—ont émergé ».
L’intégration des enjeux environnementaux dans les décisions des entreprises passe aussi par une meilleure anticipation des impacts de leurs projets. "Dans la plupart des pays, les entreprises ont aujourd’hui l’obligation de réaliser une étude d’impact avant de lancer un projet", a-t-il poursuivi. Ces évaluations, introduites aux États-Unis dans les années 1970 avant d’être adoptées en France et en Europe, visent à identifier les effets potentiels sur l’environnement, la santé ou encore la consommation d’espace. Elles s’appuient sur la doctrine ERC : Éviter, Réduire, Compenser. « L’objectif premier est d’éviter l’impact autant que possible, mais c’est rarement réalisable en totalité. On cherche ensuite à l’atténuer, par exemple en ajustant le tracé d’une route ou l’implantation d’un parc éolien pour limiter les nuisances, a-t-il encore développé. La compensation ne doit intervenir qu’en dernier recours, sur les effets résiduels qu’il est impossible d’éliminer. »
Les intervenants ont par ailleurs émis des réserves sur les mécanismes de compensation, notamment pour les zones humides. « Autant la compensation carbone peut avoir du sens, car une tonne de carbone équivaut à une autre tonne de carbone, autant un hectare de zone humide ne peut pas être remplacé par un autre hectare ailleurs, en raison des spécificités écologiques propres à chaque site », a mis en garde Guillaume Sainteny.
Optimiser l’usage des ressources
Au-delà de la gestion de l’eau, les intervenants ont souligné la nécessité d’une réflexion plus large sur l’occupation de l’espace, et en particulier sur l’artificialisation des sols, un enjeu qui concerne notamment le bâtiment et les infrastructures. « En France, l’artificialisation progresse plus rapidement que la moyenne européenne, avec une imperméabilisation croissante des sols qui accentue notamment la pression sur la ressource en eau et affecte la biodiversité », a rappelé Guillaume Sainteny, qui encourage les entreprises à prendre des initiatives pour désimperméabiliser les sols et, plus largement, à limiter leur artificialisation en favorisant par exemple la réutilisation des infrastructures existantes plutôt que l’extension urbaine. « L’espace est une ressource en soi : privilégier la rénovation de logements vacants plutôt que d’artificialiser de nouveaux terrains relève d’une gestion plus durable des ressources disponibles », a ajouté Simon Bestel.
Limiter l’artificialisation des sols, c’est aussi préserver les écosystèmes et les services qu’ils rendent. Pourtant, la biodiversité reste un enjeu sous-estimé, notamment dans l’agriculture, où elle est encore difficile à mesurer. « Nous avons des outils pour analyser la biodiversité des sols, qui peuvent donner une indication indirecte de la biodiversité globale sur une exploitation, mais il reste difficile de généraliser ces méthodes à grande échelle », a indiqué Simon Bestel, pour qui les solutions pour améliorer la biodiversité agricole sont pourtant bien connues : replanter des haies, diversifier les cultures, privilégier les couverts végétaux ou encore développer des prairies. Mais sans indicateurs fiables, ces pratiques restent peu valorisées.
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Sur le sujet de l’optimisation des ressources, les intervenants ont aussi cité l’exemple de l’industrie du textile, où certains acteurs misent sur la réutilisation et la réparation, en allongeant la durée de vie de leurs produits. « C’est un véritable contre-pied à l’industrie traditionnelle, a souligné Simon Bestel. Cela implique une reconfiguration complète des entreprises, qui ne sont plus dans une logique de consommation continue des ressources, mais dans une approche visant à exploiter au mieux les matériaux existants et à prolonger leur usage. »
Sensibiliser les consommateurs à la gestion des ressources
L’atelier s’est conclu sur l’importance de sensibiliser davantage les consommateurs aux enjeux de la préservation des ressources naturelles. Dans le secteur agroalimentaire notamment, un levier clé serait d’améliorer l’information sur l’empreinte environnementale des produits, notamment via des labels plus explicites. « Aujourd’hui, le consommateur n’a pas conscience de l’impact réel de ses achats, notamment sur l’eau ou la biodiversité. Pourtant, s’il savait qu’un produit a un impact très négatif, il pourrait être incité à opter pour une alternative potentiellement plus chère, mais plus responsable », a estimé Simon Bestel.
Mais la mise en place de tels outils se heurte encore à des obstacles, et notamment l’accès limité aux données. "Si ces informations étaient plus accessibles, les industriels seraient contraints de s’adapter. Je pense que certains produits se vendraient moins bien, d’autres beaucoup mieux, et cela réorienterait en partie les filières, a poursuivi le co-fondateur de FEVE. En rendant ces indicateurs obligatoires, on responsabiliserait à la fois le consommateur et les entreprises, en touchant directement à leur modèle économique, ce qui les inciterait à transformer leurs pratiques."
Source: www.linfodurable.fr