Face à l’érosion de leurs côtes, les communes toujours dans le brouillard
Aggravée par le changement climatique mais considérée comme prévisible, l’érosion grignote 20% des côtes françaises, soit l’équivalent de 920 km. Chargées depuis deux ans d’anticiper le phénomène, beaucoup de communes avouent naviguer à vue.
L'intensité et la fréquence des tempêtes hivernales interrogent plus que jamais sur l'habitabilité des territoires.
Sur les littoraux, en moyenne 2,5 fois plus peuplés et exposés à un triple risque de submersion, d'érosion et d'inondation, une "recomposition spatiale" supposant à terme le déplacement d'habitants apparaît comme une nécessité depuis la tempête Xynthia de 2010 (53 morts).
Phénomène naturel de perte de sédiments, l'érosion s'accélère au rythme de l'élévation du niveau de la mer. La loi Climat de 2021 a transféré sa gestion aux communes, les dotant de nouveaux outils d'intervention foncière.
Listées par décret, 242 premières communes volontaires doivent cartographier l'évolution à trente et cent ans de leur trait de côte (limite terre-mer), avec pour conséquence des interdictions de construire ou des obligations de démolir dans les zones exposées.
"Il y a un recul chronique du trait de côte mais il peut aussi y avoir un recul événementiel de 15-20 mètres lors d'une grosse tempête, comme un éboulement de falaise", souligne François Hédou, directeur de projets au Cerema (Centre d'études sur les risques).
Selon le scénario le plus pessimiste du Centre, 50.000 logements, d'une valeur estimée à 8 milliards d'euros, pourraient être rattrapés par l'océan d'ici à 2100.
L'Association nationale des élus des littoraux estime elle à "plusieurs dizaines de milliards d'euros" l'impact global.
Au risque d'érosion s'ajoute la submersion, l'inondation temporaire des terres par la mer, à laquelle sont exposés 1,5 million d'habitants, dont le triangle poldérisé Calais-Saint-Omer-Dunkerque.
– "Fonds érosion" –
Mais si les dégâts liés à la submersion sont couverts par le Fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit "fonds Barnier" (du nom de l'ancien ministre de l'Environnement), rien n'est prévu pour l'érosion.
L'indemnisation des propriétaires de l'immeuble emblématique de bord de plage "Signal", en Gironde, fait figure d'exception.
"L'érosion est une menace de long terme, alors qu'une rupture de digue due à une submersion peut tuer des gens", justifie Franck Desmazes, géologue au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).
Mais l'Association des maires de France (AMF) craint un désengagement de l'Etat et s'inquiète du coût financier pour les communes. "L'érosion peut être aggravée par la submersion et se mélange parfois à des risques majeurs qui relèvent de la responsabilité de l'Etat", argumente-t-elle, réclamant "une approche intégrée des enjeux littoraux".
Lancé en mars, un "Comité national du trait de côte" (CNTC), piloté par la députée Sophie Panonacle (Renaissance) doit inventer un modèle de financement pour le projet de loi de finances 2025.
"L'idée n'est pas de construire le Mur de l'Atlantique, mais de protéger le temps de s'adapter", souligne-t-elle.
Parmi les pistes d'aide aux propriétaires, un "fonds érosion" abondé par les droits de mutation prélevés sur les transactions immobilières.
A charge toutefois pour les maires de négocier avec les habitants. "Ce sera à prendre ou à laisser. Si un particulier ne veut pas entendre ce qu'un élu lui propose, il aura zéro indemnisation le jour où le maire rendra un arrêté de péril", tranche l'élue.
– "Démunis" –
Mais selon Yves Le Quellec, représentant de France Nature Environnement au CNTC, "la gestion du trait de côte n'avance pas". "Il faut que les gens frôlent la mort pour réaliser la gravité d'un risque", déplore-t-il.
Sur le terrain, les élus sont plutôt sceptiques.
A Wissant (Pas-de-Calais), 800 habitants, le trait de côte a reculé de "plus de 100 mètres par endroits" en cinquante ans, rapporte la maire Laurence Prouvot (DVD) et "il n'y a plus de plage sèche à marée haute".
Les habitants sont invités à déposer leur sapin de Noël flétri au sommet des dunes pour les stabiliser. "Ça ne suffira pas, mais la dune se reforme par-dessus", observe l'élue.
La commune recharge aussi régulièrement sa dune en sable, une opération à 25.000 euros.
Mais la création d'un nouveau droit de préemption des communes, sans financement, ne rassure pas la maire, pour qui les élus "se sentent démunis et abandonnés".
L'une des premières à avoir envisagé de relocaliser son front de mer vers les terres, Lacanau (Gironde), 5.000 habitants, a reporté sine die son projet faute de moyens juridiques et financiers.
"On n'est pas capables de mener seuls la relocalisation de 1.200 appartements et 110 commerces" évalués à "plus de 400 millions d'euros", indique son maire MoDem, Laurent Peyrondet.
Seuls un parking côtier et le poste de secours seront relocalisés en 2026, avec l'aide de l'Etat.
Pour défendre son front de mer après 2050, la station balnéaire souhaite construire une digue de 12 mètres de haut. Un projet à 30 millions d'euros, l'équivalent du budget annuel de la commune.
-"Monde de Oui-Oui"-
A L'Aiguillon-la-Presqu'île (Vendée), qui englobe La Faute-sur-Mer où Xynthia a fait 29 morts, environ 600 maisons ont depuis été rachetées par l'Etat et déconstruites pour environ 150 millions d'euros, via le fonds Barnier.
Selon le maire Laurent Huger (SE), l'Etat a pu "mesurer à cette occasion le degré zéro d'acceptabilité de la population à qui on demandait de partir".
"Il a fallu subventionner généreusement les propriétaires, mais le contribuable est-il prêt aujourd'hui à financer du patrimoine privé parce qu'un type a mis sa maison sur une dune ?", interroge-t-il.
L'élu juge également "dysfonctionnels" les outils proposés. "On est dans le monde de Oui-Oui. Vous imaginez des propriétaires de maisons à 3 millions d'euros accepter de vendre à 75% de la valeur?", ironise-t-il.
D'autant que le marché immobilier sur les littoraux n'est "pas toujours rationnel", confirme l'AMF.
"Les propriétaires ne sont pas prêts à vendre avec une décote sachant qu'ils ont des repreneurs à des prix équivalents, y compris en zone menacée, voire avec des plus-values substantielles", souligne l'association, anticipant une cascade de contentieux.
"Les villes littorales sont organisées autour du front de mer. C'est tout un modèle économique à repenser", reconnaît Intercommunalités de France, jugeant le chantier "colossal".
Pour Benjamin Taupin, professeur des universités à Paris Saclay, lutter contre l'érosion suppose d'abord une "véritable recomposition socio-économique" sur une bande côtière de "plusieurs dizaines de kilomètres", et non de simples relocalisations ou suppressions.
L'imbrication des activités littorales (tourisme, commerce) doit selon lui être "entièrement repensée" pour que "les populations parviennent à se projeter dans un autre avenir", ce qui suppose notamment "un rapport à l'océan moins productiviste".
Source: www.linfodurable.fr